Sabine Blanc

journaliste web

Le maker, le dêmiourgos et le poète

Comment traduire le mot maker en français ? La question revient régulièrement dans la communauté francophone des, ben justement des makers coupent certains qui préfèrent conserver le terme.

Je n’en suis pas très fan, non pas parce qu’il est anglais, mais car il me parait très lié à la culture américaine. Il renvoie à ce mythe du peuple américain qui s’est construit à la force de sa créativité, donnant naissance à une économie florissante. Regardez par exemple cette vieille publicité de Chevrolet citée par Dale Dougherty, le gourou de la communauté Make, lors de son TEDx sur les makers (à partir de la 5ème minute). Ce spot intitulé « American makers » montre deux enfants bâtissant un château de sable surmonté de la bannière étoilée, musique joyeuse et entrainante, avec en voix off : « parmi toutes ces choses qui font de nous des Américains, il y a le fait d’être des créateurs (makers donc en VO). Avec nos forces et nos intelligences et notre esprit, nous réunissons, nous formons et nous façonnons, des créateurs et des modeleurs et des bricoleurs ».

D’’autres proposent doer, ce qui n’est guère euphonique, et surtout, vient aussi de l’anglais.

Il y a également bidouilleur, mais la définition habituelle de bidouille est inappropriée pour qualifier l’ensemble des pratiques de nos bidouilleurs :

« Amélioration, ou réalisation, pérenne ou temporaire réalisée sans respecter les règles de l’art. » [Wiktionnary]

On entend parfois aussi fabricateur, qui est intéressant car il renvoie aussi à l’imagination, voire à l’acte divin, on dépasse la première acception très pragmatique :

« "Sans un dieu, fabricateur souverain, l’univers et l’homme n’existeraient pas : telle est la profession de foi sociale." [...] (Proudhon, Syst. contrad. écon.,t. 1, 1846, p. 6). »

« Personne qui crée, invente. Fabricateur de fables, d’hymnes. Synon. créateur. »

Mais il peut aussi être utilisé dans un sens péjoratif :

« [Le compl. désigne des objets destinés à faire illusion, à tromper] Fabricateur de fausse monnaie, de faux papiers. » [CNRTL]

La lecture de l’ouvrage de Richard Sennett, Ce que sait la main, m’a suggéré deux nouvelles traductions, tirées de l’étymologie grecque.

Le sociologue américain remonte l’histoire de l’artisanat jusqu’à l’Antiquité. Citant « l’une des toutes premières célébrations de l’artisan [...], un hymne homérique au maître-dieu des artisans Héphaïstos », il rappelle que


« plus qu’un technicien, l’artisan civilisateur a utilisé ses outils pour un bien collectif : la fin de l’errance d’une humanité faite de chasseurs-cueilleurs ou de guerriers sans racine. S’interrogeant sur l’hymne homérique à Héphaïstos, une historienne moderne observe que, le travail artisanal ayant "arraché les hommes à leur isolement, personnifié par les Cyclopes séjournant dans des grottes, métier et communauté étaient, pour les Grecs, indissociables" ».

« Bien collectif », « communauté », voilà qui renvoient singulièrement aux pratiques actuelles, avec la montée en puissance de l’open source et de l’open hardware, des biens communs, des échanges et de la mutualisation en réseau.

Ce qui nous mène à une première proposition de traduction, le dêmiourgos :


« Le mot qu’emploient les Hymnes pour désigner l’artisan est dêmiourgos, mot composé de dêmios, "public", et d’ergon, "ouvrage". »

Le dêmiourgos, souligne-t-il, désignait aussi bien les médecins que les potiers, sans distinction entre travail « manuel » et « intellectuel », une dichotomie malheureuse qui est venue ensuite.

Les artisans de Linux

Le lecteur ne s’étonnera pas de voir que Richard Sennett inclut après les contributeurs de Linux dans cette catégorie.

L’auteur détaille ensuite comment la figure de l’artisan perd de son aura et l’évolution sémantique :

« Aristote abandonne le mot ancien dêmiourgos, pour employer cheirotechnon, qui dire simplement "travailleur manuel". »

Cette évolution aura une conséquence, le « partage des compétences entre les sexes », entre celles mises en œuvre dans le foyer, et celles exercées à l’extérieur.

Cette disparition de l’idéal archaïque d’Héphaïstos chagrine Platon. Poursuivons l’étymologie :

« [Platon] fit remonter la compétence à la racine du mot "faire", poiein. Le mot poésie lui est apparenté, et, dans l’hymne, les poètes apparaissent eux aussi comme une autre espèce d’artisan. [...]

En son temps, toutefois, Platon observa que, si les "artisans sont tous des poiêtai, des fabricants, [...], on ne donne pas à ces gens le nom de poiêtai, de poètes, mais qu’ils portent d’autres noms."

Platon craignait que ces noms différents, et ces compétences différentes, n’empêchent ses contemporains de comprendre ce qu’ils partageaient. Au fil des cinq siècles qui séparent l’Hymne à Héphaïstos de son temps, quelque chose semblait s’être perdu. L’unité des temps archaïques entre compétence et communauté s’était affaiblie. Les compétences pratiques continuaient de porter la vie courante de la cité, mais, généralement, on ne les en honorait pas pour autant. »

Ce qui nous mène à la seconde proposition de traduction : poète.

Addedum

Voici une autre proposition de Guillaume Credoz, un architecte et designer installé à Beyrouth qui a lancé RapidManufacturing, un service d’impression 3D haut de gamme :

Métis

« Métis est la mère d’Athéna (qui naît toute armée et sage de la tête de Zeus, car Zeus a fini par avaler Métis après un long cache-cache), elle est la ruse alliée à la sagesse, une intelligence pratique.
"Métis désigne cette capacité de l’intelligence qui correspond, non pas à l’abstraction, mais à l’efficacité pratique, au domaine de l’action, à tous ces savoir-faire utiles, à l’habileté de l’artisan dans son métier, à son ’coup de main’, aux tours magiques, aux ruses de guerre, aux tromperies, esquives et débrouillardises en tout genre."
Métis participe au passage des savoir-faire aux artisans (notamment le feu), c’est une déesse mère du début des temps.
Il y a une petite Métis japonaise dans mon atelier, qui veille. »

Photos prises lors de l’Open Bidouille Camp 2 de Brest, en mai dernier.

2 juin 2013

Messages

  • Tu dis que la définition de bidouilleur ne convient pas mais je la trouve plus adéquat que poète et démiurge qui sont bien plus généraux non ?

    bricoleur renvoie à De Certeau et aux cultural studies à la française, de plus le terme fonctionne en anglais aussi, ça peut être intéressant...

    et pourquoi pas modifieur(se), détourneur(se), ou re(ré)créateur(rice) ?

    cheers !

  • ha ! la question de la dénomination !

    on commence à avoir du mal avec les "Open Bidouille Camp", car si Bidouille ne pose pas de problèmes, Open et Camp sont pour le moins exotiques pour qui n’a pas la culture. hors on souhaite vraiment toucher ceux qui sont éloignés de ces dynamiques. Mais pour l’instant l’engouement succité par ’Open Bidouille Camp fait que bon... voilà !

    Sinon pour les makers, j’ai pensé à fabricateur ou fabriqueur.

    J’aime bine le claquement de fabricateur !

  • je mets aussi ici mon commentaire twitterrien parce qu’il me semble qu’on est bien d’accord, sur ce qui fait le seul talent uniquement humain, la poésie, ce langage de programmation du réel..

    thankyouMerci @sabineblanc ø :)

    la poésie avec des objets ÇA se bricole ø ;)

    maker(s).bricoleur(s) : démiurge.réel SI plan.écrit

  • Je crains que les mots "démiurge" et "poète" ne soient pas compris au sens étymologique par les non hellénistes ; peut-être pourrait-on penser à "manurge" (ceux qui connaissent Panurge y verront un rapprochement avec son ingéniosité facétieuse et inventive) , ou alors "autofabre" (qui contient fab !) ;pour finir je propose le slogan suivant : AU ROYAUME DE MANURGIE LES AUTOFABRES SONT ROIS

    Bonne journée fablaborieuse ...

  • Ce sont de belles références mais qui n’ont pas la connotation chaleureuse et facilement compréhensible du mot "maker" en anglais.

    Les américains sont très forts à s’appoprier des mots d’un peu partout pour les mettre à leur sauce (cf. "entrepreneur"). Je propose qu’on leur pique "maker" et qu’on le mette à notre sauce aussi... parce que bon "Démiurge Faire" je suis pas convaincue.

    Et perso, elle me botte bien ta citation patriotique : "Avec nos forces et nos intelligences et notre esprit, nous réunissons, nous formons et nous façonnons, des créateurs et des modeleurs et des bricoleurs ».

  • Et donc, pourquoi pas « artiste » ? Tous artistes !

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