Sabine Blanc

journaliste web

J. G. Ballard, poète technicien vs poète luddiste inspiré par la muse

Une ode à la poésie comme acte de création irréductible de l’Homme : Numéro 5, les étoiles, une des nombreuses nouvelles de J. G. Ballard écrite en 1961 [1], est une charge contre la poésie générée par ordinateur. J’avais découvert, grâce à une émission de feue Place de la toile, que les machines étaient capables de produire de la poésie avec l’apparence de compositions nées du « génie humain », au point de tromper des lecteurs.trices sur leur origine algorithmique. Ce qui n’avait pas manqué de me plonger dans des abîmes de questions métaphysique puisque la poésie, selon une tradition qui remonte à l’Antiquité, est une émanation de l’âme échappant à toute réduction mécaniciste.

Dès la fin des années 50

Je ne sais pas si Ballard s’est intéressé de près au sujet dès cette époque, lui inspirant cette nouvelle parabolique, mais il est certain que sa réflexion est très avant-gardiste : d’après cette petite synthèse, la poésie générée par ordinateur remonterait à la fin des années 50 :

« Quand les ordinateurs ont-ils commencé à assembler des mots ? Jusqu’en 1950, les ordinateurs ne sont guère que des « calculateurs ». Ils savent seulement calculer sur des nombres et ils ne connaissent que les chiffres. Dès 1951, toutefois, l’Univac I, le premier ordinateur de gestion, pouvait lire l’anglais en lettres majuscules mais ce n’est pas avant 1965 que les codes EBCDIC et ASCII permirent de maîtriser les textes écrits en une typographie riche. C’est pourtant en Allemagne, à l’école polytechnique de Stuttgart, dès 1959, qu’un ingénieur, Théo Lutz, qui travaillait avec Max Bense, aurait réussi à programmer les premiers vers composés par une machine en allemand. »

J. G. Ballard adopte un point de vue résolument conservateur, réac’ diraient certains, puisqu’il dénie à la poésie générée par ordinateur le statut de vraie poésie, dans un récit aux allures d’arroseur arrosé (spoiler par la suite).

Paul Ransom est le rédacteur en chef d’une revue de poésie générée par « verséthiseur » (VST), Wave IX, à une époque où plus aucun humain ne crée de poésie sans cette assistance. Il habite un petit village, Vermilion Sands, squatté par des ateliers « occupés par des peintres et des poètes – en majorité abstraits et non productifs ».

Sa train-train est troublé par l’arrivée Aurora Day, une mystérieuse nouvelle habitante, avec Cadillac et chauffeur : elle persiste à composer elle-même ses poèmes et à les envoyer jusqu’aux oreilles de Paul Ransom qui les juge épouvantables. Pour lui, la poésie est une affaire terre-à-terre, comme une autre :

(Aurora) « Alors, parlez-moi de votre travail. Vous êtes bien placé pour savoir pourquoi les choses vont si mal dans la poésie moderne. Comment se fait-il que tout cela soit aussi médiocre ? »
Je haussai les épaules. « Je crois que c’est avant tout une affaire d’inspiration. J’en ai écrit pas mal moi-même, voici des années, mais ce bel élan a cessé dès que j’ai pu me payer un VST. Dans le passé, un poète devait faire le sacrifice de lui-même afin de maîtriser son mode d’expression. À présent que la maîtrise technique est devenue une simple question de bouton à pousser, de nombres de pieds, de rimes et d’assonances à sélectionner sur un cadran, il n’est plus nécessaire ni de se sacrifier ne de s’inventer un idéal qui rende ce sacrifice utile... »

Bref, au Diable les états d’âme et la muse inspirant le poète.

Aurora Day bombarde le rédacteur en chef de ses créations afin qu’il la publie. En vain : il les trouve vraiment trop atroces. Atroces car imprévisibles, alors que la poésie est, par excellence depuis le XIXe siècle, la création autorisée à s’échapper des conventions :
« Les jours qui suivirent, je fus la cible d’un bombardement incessant de poèmes, plus obscurs et déconcertants que jamais. »

« Quand allez-vous enfin retrouver la raison et redevenir poètes ? »

Un peu magicienne, la poétesse pirate le prochain numéro de la revue pour y glisser ses créations. Elle obtient ainsi de Paul Ransom la direction de la politique éditoriale. Placer ses créations n’est pas une fin en soi, non, son vrai but, elle l’explique à sa victime dans une pirouette en forme de paradoxe, du moins pour son interlocuteur :
« Croyez-vous qu’un seul numéro suffira ? » dis-je. Je me demandais vraiment ce qu’elle pourrait bien en faire.
Elle leva vers moi des yeux nonchalants et se mit à tracer des dessins à la surface de l’eau d’un doigt laqué de vert.
« Cela ne dépend que de vous et de vos amis. Quand allez-vous enfin retrouver la raison et redevenir poètes ? »

Dialogue de sourds entre deux visions incompatibles :

« Vous devriez venir rencontrer les membres de notre petite communauté, suggérai-je.
Je le ferai, dit-elle. J’espère pouvoir les aider. Ils ont tous tant de choses à apprendre. »
Ce qui me fit sourire. « Je crains que vous ne trouviez bien peu d’adeptes. La plupart d’entre eux se considèrent eux-mêmes comme des virtuoses. Pour eux, la quête du sonnet parfait s’est terminée voilà des années. Leur ordinateur ne produit rien d’autre.
Ce ne sont pas des poètes, mais de simples mécaniciens, railla-t-elle. Regardez leurs prétendus recueils de vers. Trois poèmes pour 60 pages de mode d’emploi. Rien que des volts et des ampères. Et quand je dis qu’ils ont tout à apprendre, je parle de ce qui touche leur propre cœur, pas de la technique ; je parle de l’âme de la musique, et non de son aspect formel. »
Elle fit une pause et s’étira, déroulant son corps superbe comme un python. Elle se pencha en avant et se mit à parler sérieusement. « Si la poésie est morte aujourd’hui, ce n’est pas la faute des machines, mais des poètes eux-mêmes qui ne cherchent plus leur inspiration authentique.
C’est-à-dire ?
Aurora hocha tristement la tête. « Vous vous prétendez poète et vous l’ignorez ? »


Flickr CC by Steve Jurvetson

La poétesse fait un détour par le mythe de Mélandre et Corydon pour tenter de lui faire comprendre ce qu’est la poésie authentique. Muse de la poésie, Mélandre avait privé de leur inspiration les poètes courtois pour les punir de s’être « mis à considérer leur art comme un fait acquis, oubliant la source même d’où il jaillissait. » Et de réclamer que l’un deux se sacrifie pour rompre le sort. Seul Corydon, amoureux de la muse, accepta et se suicida.
La portée parabolique du récit devient alors transparente.

La muse rebelle sabote, du moins on soupçonne fortement qu’elle en est à l’origine, tous les VST, et sabote ainsi le contenu du prochain numéro de Wave IX : Paul Ransom n’a d’autre solution que de mettre de la poésie conçue de façon traditionnelle. Il finit par dégoter un appareil qui a survécu, chez Tristram, un de ses amis, qui s’attelle à sa tâche. Avec la promesse qu’Aurora Day ne saura rien de leur origine computationnelle. Elle mord à l’hameçon, se réjouissent Paul et Tristam.
Mais Tristam meurt en essayant de défendre Aurora d’une attaque... de raies. Puis elle disparaît, à bord de sa Cadillac.

Détruire les machines

Retournement de situation : Tristam est bien vivant et avoue à Paul qu’il a lui-même composé les poèmes :

Parfaitement, très cher. Chacun d’eux est une gemme greffée d’âme !


 Affolé, le rédacteur en chef se demande comment il va pouvoir finir de remplir sa revue, soit 23 pages. Soit exactement le nombre de poètes habitant à Vermilion Sands, qui retrouvent en une nuit l’inspiration. Contagieux… :

« Ils avaient tous ce soir-là ressenti mystérieusement l’urgent besoin de créer quelque chose d’original et s’étaient mis aussitôt à rédiger, au pied levé, une ou deux strophes à la mémoire d’Aurora Day.
Perdu dans mes réflexions, je reposai le téléphone après le dernier appel et me levai. Il était une heure moins le quart et j’aurais dû être mort de fatigue, mais je me sentais au contraire l’esprit vif et alerte, traversée de mille et une idées. Une phrase se formait toute seule dans ma tête et je saisis en hâte mon carnet pour la noter. Le temps sembla s’abolir. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis que j’avais composé ma première œuvre poétique depuis plus de dix ans. »

Dans un geste de poète luddiste, Paul Ransom détruit son bon de commande de trois VST.

13 novembre 2015

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