Sabine Blanc

journaliste web

Nous sommes (plus ou moins) Charlie aujourd’hui. Qu’est le pays-de-Voltaire © demain ?

Comme des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, je suis allée à République ce mercredi parce que j’étais incapable de faire autrement. Déjà, au bout d’une heure là-bas, quelque chose clochait. Les ballons de lumière s’élevant dans le ciel ne me donnait ni envie de pleurer, ni de faire le grand soir. Touchée, oui bien sur, mais déjà blasée. Gênée un peu aussi parce que je n’ai jamais lu Charlie Hebdo et que certaines de leurs caricatures sur l’Islam m’avaient choquée par leur méchanceté gratuite aux relents racistes, comme la blague d’un vieil oncle bourré en fin de repas.
Au bout de deux heures je suis repartie, après avoir papoté plaisamment une demi-heure avec une ancienne camarade de promo en me disant : “bon ok, et maintenant, on fait quoi ?”

Ce fameux pays qui n’existe pas

Maintenant, je pleure, le lendemain, devant la timeline Twitter qui n’est qu’un flot de message de fraternité, venu du monde entier. Enfin surtout du monde occidental. Pendant ce temps-là, comme hier, comme avant-hier, des massacres aussi lourds que la tuerie de Charlie sont perpétrés dans d’autres pays. Leur tort, outre la loi du mort-kilomètre et surtout de ne pas avoir eu lieu au pays-de-Voltaire ©, vous savez ce fameux pays qui n’existe pas. Oui, c’est vrai, ils tuent là-bas, mais ces pays n’ont pas une longue tradition de valeurs humanistes dont ils auraient ensuite inondé les péquenots sous-développés.

Et si je pleure aussi, c’est pour bien d’autres raisons. Constater qu’il faille qu’on nous mette les doigts dans la prise pour se réveiller. Alors qu’autour de nous, déjà, chaque jour, nous avons des milliers de raisons de pleurer : les prisons taudis criminogènes - “Au total, il a passé une grande partie de sa vie en prison”, constatait une personne qui avait croisé Amedy Coulibaly -, les quelque 600000 vieux qui “vivent” avec 650 euros, “l’accueil” des migrants, si l’on puit employer ces termes, etc. Et je pense à cette chanson de Brigitte Fontaine, Comme à la radio. J’ai mis du temps à comprendre qu’elle parlait de notre indifférence, enfin je crois.

Comme à la radio
Ça ne dérangera pas
Ça n’empêchera pas de jouer aux cartes
Ça n’empêchera pas de dormir sur l’autoroute
Ça n’empêchera pas de parler d’argent

(...)

Et il y a des incendies qui s’allument dans certains endroits parce qu’il fait trop froid
Traducteur, traduisez

Mais n’ayez pas peur
On sait ce que c’est que la radio

Il ne peut rien s’y passer
Rien ne peut avoir d’importance
Ce n’est rien
Ce n’était rien

Tout cela, je le savais, et ma réponse était une abstention politique, en 12 ans de droit de vote, j’ai peut-être glissé une douzaine de bulletins, dont la moitié dans mon village quand ma mère se présentait. Et c’est pour ça que je pleure aussi, de mon abstentionnisme profondément politique, comme, je pense, celui de centaines de milliers de Français-e-s, auquel je ne me vois pas mettre fin. Mais qu’ai-je fait pour changer cela ? Pas grand chose, et avec l’amer sentiment de servir de patch. Les lois ne sont pas faites par les citoyens.

Nous sommes allés sur les mêmes bancs républicains

Je pleure parce que la suite des événements me conforte dans mon envie de rester chez moi ce dimanche. Rachida Dati explique que le parcours des terroristes présumés ne l’intéresse pas. Elle a tort, c’est une des rares questions de fond qui vaille, a fortiori quand on est un-e professionnel-e de la politique, et encore plus une ancienne ministre de la Justice. Je pleure en lisant ces si instructifs parcours, nous avions le même âge, nous aurions pu jouer ensemble dans la cours de récréation de l’école-de-Jules-Ferry ©, une matrice à inégalités. Il est facile et confortable de se proclamer de Charlie. Bien moins des terroristes, qui pourtant, sont aussi allés sur les mêmes bancs républicains. Et je pense à la chanson de Jacques Brel, à ces paroles qui me semblent toujours mystérieuses dans leur paradoxe mais qui me touchent profondément dans ces moments-là où l’humanité semble folle :

Et tous ces hommes qui sont nos frères
Tellement qu’on n’est plus étonnés
Que par amour ils nous lacèrent

Et aussi à cette autre chanson de Brel, Le bon Dieu. Nous ne sommes pas beaucoup mieux, il faut croire.

Mais tu n’es pas le Bon Dieu
Toi, tu es beaucoup mieux
Tu es un homme
Tu es un homme
Tu es un homme

L’école-de-Jules-Ferry © m’a appris une chose : dans la tragédie, les hommes impuissants sont manipulés comme des jouets par des dieux, c’est la "fatalité", il n’y a rien à faire. Là il y aura un jour un procès où on se penchera sur le parcours des accusés pour comprendre comment des hommes qui ont été des enfants ont fini par tuer d’autres hommes au nom d’Allah. Et c’est sans doute plus désespérant que la tragédie de décortiquer les failles de notre société et les issues de secours. Ah non en fait il n’y aura pas de procès.

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?

Désespérante aussi, écœurante, la récupération politique , alors même que les terroristes couraient encore, que les familles des victimes pleurent encore leurs morts.

Plutôt que de s’écharper sur la présence ou non du FN, la classe politique ferait mieux de faire son examen de conscience sur sa responsabilité dans l’état actuel de déréliction du pays-de-Voltaire ©. On entend déjà dire qu’il y aura un-avant-et-un-après-7-janvier, comme si ce n’était pas un processus continu entamé depuis, depuis quand ? Depuis que les Trente Glorieuses sont devenues Trente piteuses, révélant le profond manque de projet politique, au sens premier du terme ? Depuis que la colonisation ? Les désastreuses opérations militaires menées par les pays occidentaux en Irak, au Pakistan, au Yemen ?
Je ne sais pas. Et je pense à la peinture de Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Et aussi au livre de Marwan Mohammed, remarquable thèse sur La formation des bandes qui se conclue sur l’aporie du modèle de société actuel : consommer, consommer, au nom de l’impératif du point de croissance.

Dimanche, on va donc défiler contre “la barbarie”. J’aime beaucoup cette idée que les extrémistes sont des êtres qui suivent les schèmes de raison du vivre-ensemble © qui vont se dire en voyant les slogans que ah, oui, tiens, en fait, c’est mal de tirer sur des gens.

Pompiers pyromanes

Je n’ai pas envie de défiler aux côtés d’une classe politique qui jouent les pompiers pyromanes, pas envie de défiler aux côtés d’un Premier ministre espagnol qui bafoue les libertés fondamentales, d’un ministre de l’Économie français qui propose comme modèle aux jeunes d’être milliardaire, etc.
Dimanche, et dans les mois qui viennent, nous avons besoin de réfléchir ensemble à la cité où nous voulons vivre. Vite, des ateliers participatifs (troll).

J’ai aussi retrouvé une joie infinie cette semaine, en discutant avec Nicole. En arrivant à notre rendez-vous, elle me lance à propos de la tuerie : “vous avez vu ces jeunes ? Le problème c’est l’école.” Nicole doit frôler les 80 ans mais a une vivacité et un enthousiasme d’adolescente. Ancienne orthophoniste, elle souhaite mettre des fab labs dans les écoles “pour que les jeunes aient des projets”. Elle a déjà une intense activité associative tournée vers les jeunes.

J’ai aussi pensé à la chanson de Barbara, Le soleil noir. La chanteuse y raconte comment elle s’est réveillée en tant qu’Homme, suite au décès du fils d’un de ses amis. Le dernier vers est une longue déploration qui se prolonge, insupportable, comme le chœur des pleureuses dans la tragédie grecques (la vraie) :

Et c’est le désespoir...

Cela pourrait être parfaitement déprimant, c’est en fait très réénergisant si l’on sait qu’elle a ensuite eu une vie de combats, dans l’ombre, jusqu’à la fin, dont certaines chansons témoignaient : Sid’amour à mort, Les enfants de novembre, suite à la mort de Malek Oussekine :

Comme le vent mouvant,
Venus
Du Nord au Sud,
Comme le vent mouvant,
Venus
De l’Est en Ouest,
Franchissant les torrents,
Les coteaux,
Les rivières,
Franchissant les espaces
D’ombre et de lumière,
Comme des milliers d’oiseaux
Qui feraient transhumance,
Comme des milliers d’oiseaux
Sur un ciel d’Espérance,
Regarde-les venir,
Les enfants de lumière.
Les voilà qui avancent
En dansant leur colère.
Ils sont venus pour Un,
Tombé sous la violence.
Ils sont venus vous dire
D’aimer nos différences.
Beaux,
Unicolores,
Multicolores,
Ils sont venus nous dire
De taire nos violences.

Son dernier album contient une chanson intitulé Le jour se lève encore, chantée d’une voix joyeusement brisée. Elle est morte un an après.
— 

Quelques lectures :

"Je ne suis pas Charlie. Et croyez-moi, je suis aussi triste que vous."

Charlie Hebdo pas raciste ? Si vous le dites… par Olivier Cyran

[Indécence] Rendons hommage à Charlie Hebdo : boycottons la manifestation du 11 janvier (pour 10 raisons)

Nous sommes tous Charlie... mais qu’étions-nous avant ?

10 janvier 2015

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