Sabine Blanc

journaliste web

Lamba Labs : la reconstruction en partage

Atelier de poterie. Crédit Bilal Ghalib.

Chantier, reconstruire, la métaphore du bâtiment vient immédiatement à l’esprit pour évoquer le hackerspace de Beyrouth, Lamba Labs, créé en 2012 : « build up stuffs », l’expression revient sans cesse dans les propos des membres, comme un écho évident à cette ville aux mille grues, d’où les gratte-ciel flambant neufs surgissent de terre comme des champignons depuis la fin de la guerre civile qui a ravagé la cité pendant quinze ans. Mais la comparaison s’arrête là, trop facile, trop superficielle.

Cette nouvelle Beyrouth est en réalité à l’opposé des rêves de Lamba Labs, le symbole d’un capitalisme consumériste qui fit la fortune de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre assassiné en 2005. Après la guerre, en 1994, l’homme politique et homme d’affaires crée la société Solidere, chargée de la reconstruction de la ville. Le centre-ville affiche maintenant une succession de boutiques de luxe et des souks propres sur eux comme nos grands magasins. Tout pour déplaire à la petite troupe de Lamba Labs.

Du code à la poterie en passant par l’électronique et la bouffe

Car son objectif est d’inciter les Libanais à fabriquer, à créer eux-mêmes, dans une vision holistique du hacking qui va du code à la poterie en passant par l’électronique et la bouffe : hacker cette société qu’ils jugent passive, rien moins que ça, tel est le motto. Le chantier, oui, mais tout le monde doit jouer avec la grue.

Comme pour nombre de hackerspaces arabes, l’étincelle s’est présentée sous la forme sautillante de Bilal Ghalib. Cet Américain d’origine irakienne passe une partie de sa vie à arpenter le monde, et en particulier ses chers pays arabes, pour aider la création de hackerspaces, quand il n’est pas « catalyste » chez Autodesk, le concepteur de logiciel 3D.

Maya Kreidieh, co-fondatrice à la douceur faussement anémique, se souvient du déclic lorsqu’elle a rencontré Bilal Ghalib. Elle était avec Marc Farra, deux fois son gabarit, et le fluet et affable Bassam Jalgha, deux jeunes gens passés comme elle par la prestigieuse American University of Beirut :

Propreté suisse

« Explorer les technologies et toutes ces choses qui m’intéressent. » La dernière partie de la phrase de Maya est primordiale : loin de l’image d’un hackerspace testostéroné et sale, plein de bières et de lignes de commande sous Linux. Lamba Labs s’est installé dans des locaux de Karaj, là où Bilal avait donné son atelier, qui est en fait aussi propre et clair qu’un garage à bagnoles est crade et sombre.

Karaj a été créé par Ayah Bdeir, brillante Libanaise qui s’est installée à New York pour développer Little Bits, un projet à succès pour vulgariser l’électronique, sous Creative Commons. Ce lieu qui se voulait l’équivalent local du Media Lab du MIT, est en train de capoter mais il a permis à Lamba Labs de faire ses premiers pas dans un endroit accueillant : hauts murs clairs, dégradé de gris pour les dalles de marbre, jolies fenêtres en arcade, toilettes d’une propreté suisse. Il est situé à Mar Mikhael, un quartier qui a les faveurs des créatifs depuis quelques temps.

Sur les murs, des masques en poterie côtoient des pinces d’électronicien. Ou d’électronicienne. Et n’allez pas croire que la poterie est une doulce et féminine initiative : c’est la passion d’Hassane Slaibi, développeur de métier et « maître des jouets » (du matériel) de Lamba Labs, qui a organisé des ateliers pour les membres.

Eh oui, ici, parité et interdisciplinarité se nourrissent mutuellement. Pourquoi tant de filles ? On ne se pose même pas la question, on s’en fiche même, comme de la religion de son voisin. Une claque sur la joue de ce milieu réputé pour son machisme, et un petit exploit naturel pour eux, comme l’expliquent Maya, Sara Sibai, « community curator » à AltCity, un espace de coworking, et adepte de la poésie parlée, et Marc :


Logo des Build nights, consacrée au travail sur des projets.

Héritage de la guerre civile qui incite à consommer sans trop se poser de questions, culture industrielle historiquement faible, nos hackers divergent sur les causes mais se rejoignent sur le fond : il faut développer la culture hacker et maker, qui fait cruellement défaut aujourd’hui. « On commence en se changeant nous-même et en empowerant d’autres personnes, si on peut, à chaque fois qu’on peut », explique Hassane. « Je pense que cela va être difficile, poursuit son camarade Bassem Dghaidy, car cela implique que nous introduisons un changement de paradigme dans des domaines très différents, que nous soyons des hackers d’esprit, des hackers sociaux, des hackers culturels, éducation, techniques, etc. ». Un défi énorme mais le contexte est plutôt favorable, analysent Sara et Maya :

Ce qui fait dire à Maya que leur projet relève bien du politique :


« Nous ne sommes pas du tout politiques, comme la plupart des hackerspaces. Mais parfois je me dis que c’est complètement l’opposé, que nous sommes politiques à 100%, pas dans le sens habituel, on n’appartient pas à un parti politique, mais dans le sens qu’on donne du pouvoir aux gens (« empower »). Quand tu apprends aux gens à faire quelque chose d’aussi simple que leur premier circuit, qu’ils peuvent faire eux-mêmes, penser eux-mêmes, c’est déjà politique, . »

Robot serveur de bière et carte de la corruption

Malgré sa jeunesse, Lamba Labs a déjà de jolis projets à son actif ou en cours qui illustrent sa volonté. Au rayon fun, citons Emily, un robot de téléprésence ambulant chargé du service des bières. Bassam souhaite utiliser la technique pour fabriquer une ceinture pour malvoyants et aveugles qui les aiderait dans leurs déplacements.
Il y a aussi cette armoire à pharmacie qui vous prévient quand des médicaments dépassent la date de péremption.
La collaboration avec des artistes et designers s’est concrétisée par exemple sous la forme d’un tee-shirt bardé de leds, que Maya a fait avec une amie designer et activiste. « Il affiche des graphiques et des animations, des tweets en temps réel, détaille la jeune femme. Mon amie est designer mais elle voulait construire un projet dans l’électronique. Au Liban d’habitude soit tu es un artiste, soit tu es un ingénieur, il y a des limites très strictes, en particulier à la fac. C’est très mauvais pour l’innovation, si tu mets les gens dans des boites, tu ne peux pas vraiment innover. Au hackerspace, on casse ces limites. Elle a fait la soudure, les circuits, et elle est tellement meilleure que moi en soudure, c’est si étonnant de retirer ces limites et de voir les gens grandir d’eux-mêmes. »

Maya travaille aussi avec Marc sur une carte crowdsourcée pour documenter la corruption lors des prochaines élections législatives, prévues pour juin mais reportées en raison des tensions. Complétant les propos de Maya, Marc précise :


« Ce n’est pas politique, c’est de l’engagement civique. Le Liban est un pays très électrique politiquement et nous voulons juste faire prendre conscience des problèmes, de la meilleure façon possible pour un hacker, c’est-à-dire en promouvant l’open source à travers l’open data, c’est le cœur du projet.

Dans la première partie du projet, ce sera juste de l’agrégation de contenus issus des médias sociaux, mais nous espérons rassembler plus de collaborateurs et mettre une plate-forme open data autour des élections. Tout ce sur quoi on travaille est open source, on peut donc l’utiliser dans d’autres pays. »

Start up prometteuse

On ne s’étonnera pas dans ce contexte effervescent que des membres de Lamba Labs aient une start up prometteuse en marche. Leur produit ? Un autotuneur pour guitare, qui a valu à son initiateur Bassam de dégoter une bourse de 300 000 dollars à Stars of science, une sorte de Star academy pour « inventeurs arabes », grassement financée par les Qataris.

Avec ses amis du hackerspace Bassem et Hassane, ils bossent dans un étroit bureau plus haut que large, encombré d’outils, d’électronique, d’ordinateurs plus ou moins récents et bien sûr d’instruments de musique à cordes. Et ils ne sont pas là que pour la déco : Bassam joue de l’aoud, un instrument arabe et accompagne parfois Hassane, qui pratique la flûte traversière.


Bassem, Bassam et Hassane, trois hackers start-upers dans leur antre de Depot Beirut.

Baptisé Depot Beirut, leur local a tout de l’esthétique habituelle du hackerspace. Logique car pour le trio, leur produit relève du hacking. « Je pense que cela peut-être considéré comme un projet de hacker car il a émergé d’un problème, d’une nécessité, avance Bassam. J’éprouvais des difficultés au début pour tuner mon instrument, donc pourquoi ne pas créer un outil que personne n’a fait auparavant ? Si personne ne l’achète, je peux m’en servir pour moi-même. »
Le lancement est prévu pour janvier mais avant, ils viennent de partir pour trois mois en Chine, direction Seed Studio, le réputé accélérateur de start-up hardware d’Eric Pan. Faute d’en avoir un au Liban.

Pour autant le projet n’est pas open source : pragmatiques, nos jeunes entrepreneurs préfèrent d’abord assurer leurs arrières financières, qui passent pour le moment par du propriétaire. Mais ce point ne doit pas faire oublier ce que le projet doit à l’éthique hacker, estime Bassem :


Réunion préparatoire à la V2 de Lamba Labs prévue dans les mois qui viennent. Au centre, Marc Farra.

Déjà l’heure du reboot

Mais le plus gros projet, c’est le hackerspace lui-même, la matrice qui sèmera, espèrent-ils des graines. Et l’heure, déjà, est au retour sur soi-même pour mieux repartir, comme si de rien n’était des tensions qui, déjà, ont repris au Liban, menacé de contamination par la guerre en Syrie :

Le premier reboot forcé, c’est le changement de lieu : Lamba Labs a dû plier ses ordis, ses fers à souder et ses masques début juillet. Parmi les pistes de relogement envisagées figure l’aménagement d’un des bus abandonnés dans l’ancienne gare de Mar Mikhael. On leur fait confiance pour que le résultat soit aussi cosy que Karaj.

28 juillet 2013

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