Sabine Blanc

journaliste web

Les journalistes et le déni de management


Flickr cc by nd sa Dave Shea
Pour certain·e·s journalistes, la formation qu’ont reçue tous les chefs de rubrique de Contexte relève de l’hérésie, voire de l’insulte : le management.
Une hérésie car, dans leur esprit et peut-être dans l’imaginaire du grand public en général, le journalisme n’est pas un métier comme les autres. Il serait plus proche d’une forme d’art, quelque chose qui ne s’apprend pas, un sacerdoce que l’on embrasse parce qu’on a “la vocation”. Et si l’on a “la vocation”, c’est que l’on est soi-même un peu à part, une “forte personnalité” comme on dit, sous-entendu forcément ingérable. Les rédactions ne seraient ainsi pas des entreprises comme les autres, rendant inutile les codes du management.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Il suffit pourtant de voir la souffrance des rédactions plongées dans le marasme pour constater qu’en bonne partie, les entreprises de médias sont des entreprises comme les autres. Certes avec leurs spécificités mais pas de là à jeter le bébé avec l’eau du bain. Elles naissent, se développent, ont des hauts, des bas, meurent parfois.La capacité de l’encadrement à mener ses troupes, y compris – surtout – dans les périodes de crise, y est tout aussi importante que dans une boite qui vend des chaussures.

Le management renvoie à la notion de productivité, des considérations bassement mercantiles et vulgaires dans le monde supposé éthéré du journalisme. Le concept passe d’autant plus mal que la crise des médias confronte brutalement cet imaginaire, cette aspiration à se détacher des chiffres, à la réalité des lignes de comptabilité dans ce qu’elles ont de plus désagréable, quand la marge pour les actionnaires est l’unique horizon, en dehors de toute considération éditoriale.

Il y a bien sûr quelque chose de désagréable à s’entendre dire que les mêmes règles peuvent servir dans une boite qui vend des chaussures et une “noble” rédaction.
Il faudrait peut-être parfois faire preuve d’un peu d’humilité et écouter ce que l’on a à tirer du management.

Communiquer, communiquer et encore communiquer

Ecouter, communiquer, justement, voilà une des règles de base du management, cela peut sembler trivial, mais les cordonniers sont parfois les plus mal chaussés et l’information ne circule pas forcément de façon très fluide dans les rédactions. Pris dans le rythme de la publication, on ne prend pas forcément le temps de se poser tranquillement de façon régulière pour laisser la parole à ses collègues sur leur environnement de travail. Ce, alors que certaines rédactions sont frappées de réunionite aiguë, que seule la possession d’un smartphone rend un peu plus supportable.

Autre point clé, (se) fixer des objectifs clairs, avec un échéancier, plutôt que le flou artistique, au prétexte qu’on ne peut pas fixer des objectifs vu la particularité du métier. À ce compte-là, il serait impossible de mesurer les progrès effectués. Pourtant, quel·le jeune journaliste n’a pas constaté que des facettes de son métier qui lui paraissaient difficiles, avec le temps, ont été intégrées : rédiger rapidement un article, étoffer son carnet d’adresse, avoir des infos exclusives, des angles plus affinés, une écriture plus fluide, se taper vingt galettes des rois en janvier...

Bien entendu, cela ne se mesure pas avec la finesse chirurgicale qu’un nombre de paires de chaussures vendues, mais c’est une base d’échange. Ainsi en débarquant à Contexte, fraîche comme un poulpe échoué sur une plage en août après un congé mat’, j’ai été bien contente d’avoir une feuille de route avec des items à cocher grosso modo sur une période donnée, et qui évolue bien sûr avec les mois.

Amour sacré du tableur

De même, l’anticipation est essentielle pour atténuer les inévitables coups de bourre et leurs conséquences : fatigue indue qui retombe sur un.e collègue - ah mince, j’ai déjà organisé mes vacances, tu seras tout seul cette semaine -, trous éditoriaux parce qu’on ne peut pas courir partout, etc. Et là, sauf à avoir une mémoire d’acier, rien ne vaut une bonne tripotée de tableurs partagés.

Bien mener une équipe, c’est aussi, à mon sens, celui-celle qui sait dire “j’ai merdé, je me suis trompé·e” ou tout simplement “je ne sais pas”. C’est désagréable pour un·e “chef·fe”, a fortiori dans un métier où l’on aime, peut-être encore plus que dans d’autres, avoir raison. C’est pourtant essentiel pour rester sur une relation saine et progresser, plutôt que de jouer au·à la cheffaillon·ne buté·e et pseudo-omniscient·e.

A contrario, il ne suffit pas d’être cool : on peut même être fort sympathique et pas foutu·e de gérer une équipe. C’est la cerise sur le gâteau, mais à tout prendre, il vaut mieux un·e bon·ne manager·euse un peu froid·e mais au rendez-vous dans les moments de difficulté qu’un·e chef·fe “pote” qui fera défaut dans la tempête.

Bien entendu, quand je parle “équipe”, il faut y inclure les pigistes à part entière quand ils sont un rouage essentiel du fonctionnement, en évitant une attitude à géométrie variable en fonction des circonstances.

Système de progression mal fichu

Après une petite dizaine d’années dans le métier, force est de constater que les bon.ne.s manager·euse·s se comptent sur les doigts de la main d’un menuisier en fin de carrière.
La faute en revient au système de progression dans les rédactions qui ne diffère guère de celui des autres entreprises : monter dans l’encadrement est la suite logique d’une carrière, pour avoir le titre et le salaire qui va avec. Et tant pis si l’on ne présente pas les qualités requises. On peut pourtant être un excellent reporter et un piètre manager·euse, un·e excellent manager·euse et un·e journaliste honnête. Je ne crois pas trop par contre que l’on puisse être journaliste médiocre et bon manager·euse, une compréhension globale du métier est une condition sine qua non.

Toutes les rédactions devraient donc intégrer dans leur plan de formation continue le management. Si certain·e·s ont d’évidentes qualités pour ce profil, cela ne dispense pas forcément de formation. Et, à défaut de réformer le système de progression dans les rédactions, elle limiterait les dégâts.

15 janvier 2017

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